Le sabre à six coups
Faire harakiri consiste à s’enfoncer un long poignard dans l’abdomen et, si l’on n’est
pas mort sur le coup, à le relever aussi haut qu’on peut. M. Claude Farrère insiste sur ce point
qu’il est bon d’être simultanément décapité par les bons offices d’un ami serviable. Peut-être
devra-t-on y renoncer pourtant, par la faute d’une législation malavisée.
On emploiera de préférence un yatagan japonais ou, à défaut, un grand couteau de
cuisine. On renoncera à des objets du genre parapluie, en dépit des affirmations que peut faire
M. Colomb à ce sujet.
Jean Bruller dit Vercors, 21 recettes pratiques de mort violente.
Le samouraï a d’abord surpris, intrigué et effrayé les Occidentaux. Les relations des
contacts que ceux-ci eurent avec lui dans les décennies qui suivirent l’ouverture du Japon au
commerce et relations internationales, traduisent cet effroi et cette surprise. Pour les hommes
et les femmes qui débarquent dans le pays, l’exotisme est loin d’être cette jouissance
esthétique décrite par Ségalen. Surtout quand ils découvrent cet homme à deux sabres avec
lequel il n’est guère possible de s’identifier. Avant d’être le magot décrit par le poète José
Maria de Hérédia
1
, le samouraï est une réalité dangereuse qui concrétise un certain type de
relations avec l’Occident.
En 1872, le comte de Beauvoir fait paraître Pékin, Yeddo, San Francisco. Voyage autour du
monde, dans lequel il rapporte près de vingt années après l’ouverture des ports nippons par le
commodore Perry, quelques exemples de ces premiers contacts. Entre Kanagawa et
Kawazaki, une halte dans une auberge lui donne l’occasion de rappeler un fait qui s’est
déroulé quatre ans auparavant. Non loin de là, s’est rencontré le cortège d’un daimio avec un
groupe d’Européens conduit par Lennox Richardson.
« On dit que ceux-ci ne connaissant pas l’usage qui veut que la route soit entièrement libre devant un daimio, ne
se rangèrent pas assez tôt ; mais il est plus croyable que la colère et l’espoir de mettre le Taikoun dans l’embarras
emportèrent quelques chevaliers de ce cortège, qui comptait sept cents hommes et quatorze cents sabres. On se
rua sur les Européens : deux échappèrent, une des dames eut son chignon coupé d’un coup de sabre ; quant à
1
. LE SAMOURAÏ
C’était un homme à deux sabres
D’un doigt distrait frôlant la sonore bîva,
A travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.
C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut, il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre et, sur l’épaule éclate
Le blason de Hizen et de Tokugawa.
Ce beau guerrier vêtu de lames et de plaques
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.
Il l’a vue. Il sourit dans la barbe du masque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblaient à son casque.
Lennox Richardson, il fut mortellement frappé : il se traîna jusqu’à la maison de la ‘Belle Espagnole’ qu’il avait
encore saluée un instant auparavant, et qui l’avait vu si souvent plein de jeunesse et de gaieté ; il but, avec la soif
fiévreuse d’un homme blessé à mort, la coupe d’eau qu’elle lui apporta. Elle pansait ses blessures, quand les
sicaires de Satzouma revinrent, la repoussèrent avec violence, et traînant le mourant sur la route, l’achevèrent,
puis le jetèrent dans le fossé d’un champ voisin, avec toutes les insultes de la rage assouvie »
2
.
Homme ou femme, le katana des samouraïs ne faisait pas de distinction et la ‘belle espagnole’
Japonaise surnommée ainsi pour sa grande beauté par les résidents français de Yokohama,
explique l’auteur n’était pas beaucoup mieux traitée que la compagne au chignon coupé de
L. Richardson.
Les femmes cependant n’eurent pas toujours affaire à de tels soudards. Clara Whitney est
une jeune Américaine de quatorze ans quand elle débarque au Japon en 1875. Elle
accompagnait son père qui avait accepté l’invitation du gouvernement japonais de fonder le
premier collège commercial du Japon et elle tint un journal elle évoque ses rencontres et
ses étonnements devant ces coutumes si étranges. L’époque est encore troublée et connaît la
lutte des « patriotes » et des éléments conservateurs. A la date du 26 novembre 1875, Clara
Whitney a noté :
« Jeudi après-midi, jour du Thanksgiving, nous avons eu de la compagnie MM. Katsu, Otori, Mitsukiri et
Sugita […]. Mr. Katsu est un général avec beaucoup de distinction, qui ne s’aventure jamais hors de chez lui
pendant le jour et très secrètement et armé la nuit car sa vie a été menacée par des voyous, assoiffés de sang.
Il portait un sabre quand il est arrivé, mais il l’a retiré et posé sur la table en entrant dans le salon, en signe
d’amitié. Après que les hommes soient allés dans la salle à manger pour fumer après le repas, je l’ai examiné. Le
fourreau était en bois laqué d’or. La lame était à double tranchant et très effilée, avec des personnages et des
dragons d’or. Les Japonais ont tout dit que c’était une arme extrêmement chère. Quand il est reparti, il l’a remise
à sa ceinture »
3
.
L’arme est ici pacifique et comme apprivoisée par le regard de l’enfant curieux, qu’on
imagine assez bien penchée sur la lame mortifère pendant que les adultes parlent à côté. Elle
garde cependant son potentiel meurtrier dans le récit de la jeune fille par l’évocation de ces
combats de nuit et des menaces qui entourent l’homme d’Etat japonais. Le sabre est en
attente. Posé sur une table « en signe d’amitié », il conserve son aura guerrière et peut
s’opposer d’un instant à l’autre aux sabres de ceux qui ont attaqué Lennox Richardson et qui
menacent le nouveau pouvoir.
Un autre journal, tenue également par une femme, évoque cette rencontre avec les hommes
à deux sabres, mais cette-fois-ci en Grande-Bretagne. Le nouveau gouvernement japonais
avait délégué aux Etats-Unis et en Europe des ambassades pour prendre la mesure du monde
occidental et Judith Gautier, fille de l’auteur d’Emaux et camées et du Roman de la momie,
décrit dans les souvenirs littéraires qu’elle a rassemblés, ce qu’elle vit à Londres à la même
époque :
« Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable […] ; c’étaient deux
Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir ce cortège de badauds, qui les obsédaient
cependant, car ils entrèrent dans une boutique élégante l’on vendait toutes sortes d’objets de toilette en ivoire
ou en écaille. Nous ne pûmes y tenir : nous entrâmes aussi dan la boutique, tandis que la foule se massait derrière
les vitres.
J’étais fascinée… Ce fut ma première rencontre avec l’Extrême-Orient ; et par lui, dès cet instant j’étais
conquise.
L’un de ces japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin
et busqué, du type (je l’ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité,
2
.Comte de Beauvoir, Pékin, Yeddo, San Francisco. Voyage autour du monde, Paris, Plon-Nourrit, 1902, p. 183-
184.
3
. Clara Whitney, Journal de Clara. Une petite Américaine au Japon Meiji, Paris, Editions France-Empire,
1986, p. 49.
de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d’un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des
bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d’or, qui lui serrait
la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. A côté dépassait un
éventail qu’il prenait fréquemment et ouvrait d’un seul geste.
Le teint de l’autre Japonais était couleur d’or foncé, et quelques marques de petite vérole, lui donnaient
l’aspect d’un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait aussi deux sabres, aux riches poignées, dans sa
ceinture de velours »
4
.
Le samouraï hors de son pays, a figure d’objet d’art, et les deux sabres semblent avoir perdu
leur caractère dangereux et belliqueux. Judith Gautier poursuit cependant son récit et se
demande, au moment elle écrit ces lignes, des années après, si ces deux hommes
extraordinaires n’étaient pas « Ito Shunshé et Inouyé Bundo, qui jouèrent depuis, et jouent
encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays ». Son intérêt pour le Japon l’a mis au
fait de son histoire et elle ne peut s’empêcher de rappeler qu’au moment ces deux belles
figures de samouraïs maniaient de leur doigts fins de délicats objets en ivoire, « un
soulèvement terrible dont la nouvelle n’était pas encore parvenue en Europe ensanglantait
le Japon ». Judith Gautier a fait de ce conflit le thème d’un de ses romans japonais, Les
Princesses d’amour, consacré aux courtisanes du Yoshiwara.
Au cours de ce roman qui prolonge à sa façon cette rencontre de l’Orient et de l’Occident,
apparaît une oiran dénommée La Perle, qui est célèbre d’un bout à l’autre de Tokyo et connue
pour détester l’Occident et tout le monde de progrès qui l’accompagne. Un jour cependant,
elle est contrainte d’accueillir un Occidental. Elle a beau se débattre et rappeler sa haine des
barbares roux, elle ne peut échapper à l’humiliation :
« La Perle courba la tête, elle ne pouvait que se soumettre. Elle déclara qu’elle consentait à recevoir l’étranger.
Celui-ci commanda un festin magnifique, fit venir des acteurs célèbres, qui jouèrent et chantèrent, accompagnés
par un orchestre complet. La Perle, immobile et muette, ne toucha à aucun des mets, ne regarda rien ; pas une
seule fois elle ne leva les yeux sur l’étranger ; elle les tenait obstinément baissés, pâle, glacée, effrayante comme
un fantôme. Le festin terminé, elle se leva et passa dans sa chambre, comme pour changer de toilette. Sa suivante
la rejoignit presque aussitôt ; mais, dès le seuil, elle poussa un cri terrible, qui fit frémir tous les assistants : La
Perle gisait dans un lac de sang. Elle s’était coupée la gorge, avec un sabre ancien, qui avait appartenu au shogun
Taïko-Sama !… »
5
.
L’histoire, toute romanesque qu’elle soit, a valeur de symbole et nous intéresse à plus d’un
titre. Elle veut exprimer un des aspects les plus représentatifs du comportement japonais pour
les Occidentaux de cette époque-( et d’aujourd’hui encore, sans doute) : le suicide en tant
que revendication et refus de la compromission
6
. Dans son livre sur le Japon, Guillaume
Depping, en 1884, consacre par exemple un chapitre entier au hara-kiri qu’il présente comme
« particulière à l’empire du Soleil levant, coutume barbare et sanglante qui, fort
heureusement, n’existe plus aujourd’hui »
7
. Il ne dit cependant rien du suicide des femmes ni
de leur utilisation, en cette occasion, des sabres.
Le récit de Judith Gautier a donc ce mérite de nous offrir l’amorce et comme le pendant
d’une autre œuvre de femme mettant en scène ces armes exotiques et coupantes, sujets de cet
ouvrage.
A la fin des années vingt, Marie-Louise Iribe, comédienne et épouse du cinéaste Jean
Renoir, réalise un film dénommé Hara-kiri qui porte, dit la critique, l’empreinte du cinéma de
4
. Judith Gautier, Le second rang du collier. Souvenirs littéraires, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 132-133.
5
. Judith Gautier, Les Princesses d’amour (Courtisanes japonaises), Paris, Société d’éditions littéraires et
artistiques, 1900, p. 117-118.
6
. On pourrait rappeler l’exemple de l’hermine d’Anne de Bretagne, qui donna naissance à la devise « Plutôt
mourir qu’être souillée », mais le sepuku japonais fascina les découvreurs du Japon au point de leur faire oublier
leur propre univers culturel.
7
. Guillaume Depping, Le Japon, Paris, Librairie Furne, 1884, p. 124.
Renoir. C’est « une œuvre plutôt au carrefour d’un cinéma narratif en pleine marche avec la
proximité due à la poussée, terrifiante pour certains, du public pour le parlant et d’un cinéma
intellectuel de ‘l’avant-garde’ », écrit Bernard Trémège dans l’introduction qu’il donne à ce
film dans le numéro 405 de L’Avant-scène cinéma. Le film est d’une grande modernité de
style, avec un cadrage étonnant pour l’époque et un dépouillement qui doit sans doute à son
sujet. « Un film noir quasi néo-réaliste, s’ouvrant sur une séparation cruelle parce que froide
et raisonnée et se concluant par le suicide aussi froid et raisonné malgré la passion qui le
dicte »
8
.
Le film commence en effet par la rupture d’un couple. Celui de Nicole Daomi, interprétée
par Marie-Louise Iribe, et de son époux, le professeur Daomi-Samura interprété par Constant-
Rémy. La femme va en fait rejoindre l’homme qu’elle aime depuis qu’elle l’a rencontré à une
cérémonie officielle de remise de décorations : le prince Fujiwara Yesato interprété par Liao
Szi Jen. On découvrira que ce prince est le fils du shogun qui, semble-t-il, a ressuscité pour
les besoins de l’intrigue, puisque l’histoire est apparemment contemporaine de la réalisation
du film. L’action se déroule en Europe, en France probablement, dans une région
montagneuse qui semble être les Alpes. Nicole va en effet rejoindre son amant qui l’emmène
en voiture. C’est à la fois un enlèvement et une fugue, puisque « l’ambassadeur de l’Empire
du Levant » ainsi que le désigne un carton s’inquiète de la disparition du prince et engage
une recherche. Le scénario décrit l’arrivée incognito du couple dans un hôtel, l’intérêt qu’il
suscite pour un inspecteur de police présent à leur arrivée et la manière impolie et brutale dont
celui-ci aborde Nicole, qu’il prend pour une courtisane. Malgré cette scène qui illustre l’état
des mœurs de l’époque et la sujétion du monde féminin au monde masculin , le couple
profite de son séjour pour faire une excursion en montagne, en compagnie de deux guides.
C’est que l’histoire se corse. Le prince tombe dans une crevasse et meurt. Le film décrit
l’effet que produit cette mort au Japon en montrant au spectateur la réaction des Japonais et
plus particulièrement, celle du shogun. Ce dernier dans un discours qui commence par une
formule assez provocante, mais combien exotique pour le public français qui découvre à quel
point l’Est et l’Ouest sont différents : « Nous, Shogun, Commandant en chef les armées
impériales contre les barbares avons cidé ce qui suit » décide que son fils défunt recevra
sur le lieu de sa mort les honneurs funèbres selon le rite shinto. L’ambassadeur du Japon en
France, à qui cette volonté est transmise, charge le professeur Daomi-Samura, le mari de
Nicole, de ce service.
Comme nous ne sommes pas dans un vaudeville, mais dans un drame, la rencontre de
l’époux bafoué et de son épouse est tendue. Le film souligne encore davantage à partir de ce
moment la différence d’attitude entre Japonais et Occidentaux. La scène qui se déroulait au
Japon avait déjà bien marqué l’attitude féodale des autorités en montrant le cérémonial
entourant le shogun. Elle est renforcée maintenant par le fait que le professeur est un métisse,
d’un père japonais et d’une mère occidentale, marié lui-même à une Occidentale. Sa
connaissance des rites, son savoir universitaire et sa désignation pour accomplir la cérémonie
l’attachent cependant pleinement au Japon. C’est de sa position officielle qu’il intime à son
épouse l’ordre de quitter l’hôtel et de partir sous prétexte que sa présence seule est
scandaleuse. C’est aussi du point de vue japonais qu’il la juge quand il prend conscience de
son désespoir et de son désir de se suicider : « Vous ignorez tout de notre âme. Occidentale.
Vous jouez inconsciemment avec les objets les plus respectables… », lui déclare-t-il quand il
découvre qu’elle a saisi un poignard japonais. « Vous maniez comme un bibelot une arme
qu’une femme de mon pays ne toucherait qu’en tremblant ! ». Et de lui montrer la qualité de
l’arme : « Ceci est la signature du grand Sukerada qui forgea cette arme honorable, le Ku-Sun
8
. Bernard Trémège, « Hara-Kiri. Un film de Marie-Louise Iribe », L’Avant-scène cinéma, 405, octobre 1991, p.
2.
Gobu, dont le possesseur ne saurait user que pour l’honneur… ». Ayant dit ces mots, le
professeur s’en va accomplir la cérémonie funéraire et laisse son épouse seule.
Celle-ci prend alors un livre écrit par son époux : Mœurs et coutumes de l’Empire du Levant
par le Professeur Daomi-Samura, dans lequel elle trouve l’explication des mots étranges
prononcés juste avant : « Ku-Sun Gobu… Traduction littérale : neuf pouces et demi,
s’emploie pour désigner le court poignard envisagé dans le suicide par Hara-kiri. Le Ku-Sun
Gobu se place sur une sorte de petit autel ou Sambo, devant… ». Un gros plan montre alors le
poignard posé sur une commode sur un mouchoir de soie, comme attendant d’être utilisé. Un
autre gros plan permet au spectateur de poursuivre la lecture du livre en même temps que
Nicole : « S’il s’agit d’une femme, elle doit, tenant l’arme la pointe en haut, se laisser tomber
en avant, de façon à se trancher la gorge. Un homme au contraire tenant… ». Le film va
maintenant montrer les hésitations puis la détermination de Nicole à suivre le rituel décrit
dans le livre. Celui-ci l’a en quelque sorte autorisée à accomplir cet acte en décrivant la
conduite féminine à tenir en cette occasion. Vêtue d’un déshabillé de soie blanche, elle se
prépare à mourir « honorablement » et à contredire ainsi son époux.
« Plan rapproché de Nicole qui se lève et se regarde dans la glace. Brusquement, elle saisit le livre, le feuillette
nerveusement et arrache une page qu’elle pose sur la table basse. Elle enveloppe la lame de la page. Elle
s’approche lentement de la lame du poignard, lève les yeux au ciel, puis les ferme. Elle pose son cou sur la lame,
la tête tendue vers le haut. Elle s’approche doucement de la lame en baissant sa tête, puis la relève comme pour
réfléchir une dernière fois.
Nicole tient toujours la lame entre ses mains. Elle ferme les yeux pour mieux se concentrer et se préparer à
l’acte final.
Carton : « …aborde, en souriant la mort honorable… ».
Elle ouvre les yeux et se met à sourire. Son visage s’illumine un instant, la joie remplit son corps, elle se sent
prête. Elle ferme les yeux, puis se rejette brusquement vers l’arrière. Elle plonge violemment vers l’avant sur la
lame.
Gros plan en plongée. Nicole apparaît les yeux révulsés. D’un seul coup elle se laisse tomber sur le poignard
Plan serré de face. Les mains de Nicole lâchent le poignard qui tombe par terre.
Nicole relève la tête, le regard triste et les yeux grands ouverts. Elle porte sa main à sa bouche, se recroqueville
sur elle-même en oscillant la tête de droite à gauche. Elle se détend, son regard se fige »
9
.
Nicole vient de manquer son hara-kiri. Elle ne manque cependant pas son suicide, puisque
tout de suite après elle est découverte morte par son époux. Un gros plan sur la main de
Nicole tenant un pistolet montre qu’elle a choisi une méthode plus occidentale que le sabre
japonais pour mettre fin à son existence.
Hara-kiri est à la fois un film sur la confusion des cultures et sur leur imperméabilité.
Confusion incarnée par le professeur Daomi que son origine eurasienne place à la frontière de
deux mondes ; confusion des couples; confusion aussi de Nicole qui a épousé un métisse et
aime un prince asiatique, qui vit dans deux univers qu’elle connaît et apprécie, mais dans
lesquels elle ne parvient pas à s’intégrer ; confusion enfin des modes de suicide qui donnent
une intensité effrayante à ce film. Mais cette confusion n’aboutit finalement qu’à
l’imperméabilité de l’univers asiatique et de l’univers occidental. Elle se traduit par
l’incommunicabilité entre les êtres et par leur solitude rendue d’autant plus dramatique qu’ils
doivent se plier aux exigences sociales des deux cultures. Le prince, le professeur et son
épouse sont soumis aux convenances japonaises, aux rites et aux décisions prises par le
shogun. Nicole est accablée par la grossièreté de la police et, en tant que femme, soumise à
une conduite sociale opprimante aussi bien orientale qu’occidentale. Ces êtres se débattent
dans leur angoisse et la mort peut sembler une délivrance, un moyen de passer la frontière et
peut-être de racheter les imperfections de l’univers occidental en se soumettant aux rituels du
sepuku.
9
. L’Avant-scène cinéma, p. 60.
Nous ne sommes pas loin de la solitude d’Alain dans Le feu follet de Louis Malle. Ce film
fascinant est aussi le récit d’un suicide et d’une solitude poussée à l’extrême. Alain est encore
plus que Nicole étranger au monde, mais il n’a pas les hésitations de celle-ci sur la manière de
mettre un terme à son mal. Quand il sort le Lüger de la valise, « il murmure, comme si c’était
une citation, le canon du revolver fixé vers sa bouche : La vie, elle ne va pas assez vite en
moi. Alors, je l’accélère, je la redresse »
10
. Louis Malle a transposé la phrase du Feu follet de
Pierre Drieu La Rochelle, d’où est tiré le scénario. Drieu écrit : « La vie n’allait pas assez vite
en moi, je l’accélère. La courbe mollissait, je la redresse. Je suis un homme. Je suis maître de
ma peau, je le prouve ».
Homme ou femme, sabre à six coups ou revolver à six lames, ce ne sont pas les oppositions
qui manquent dans ces films et dans la vie. Il est plus que jamais temps de trancher.
Tanguy L’Aminot
10
. Louis Malle, « Le feu follet », L’Avant-scène cinéma, 30, 15 octobre 1963, p. 19.