de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d’un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des
bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d’or, qui lui serrait
la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. A côté dépassait un
éventail qu’il prenait fréquemment et ouvrait d’un seul geste.
Le teint de l’autre Japonais était couleur d’or foncé, et quelques marques de petite vérole, lui donnaient
l’aspect d’un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait aussi deux sabres, aux riches poignées, dans sa
ceinture de velours »
.
Le samouraï hors de son pays, a figure d’objet d’art, et les deux sabres semblent avoir perdu
leur caractère dangereux et belliqueux. Judith Gautier poursuit cependant son récit et se
demande, au moment où elle écrit ces lignes, des années après, si ces deux hommes
extraordinaires n’étaient pas « Ito Shunshé et Inouyé Bundo, qui jouèrent depuis, et jouent
encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays ». Son intérêt pour le Japon l’a mis au
fait de son histoire et elle ne peut s’empêcher de rappeler qu’au moment où ces deux belles
figures de samouraïs maniaient de leur doigts fins de délicats objets en ivoire, « un
soulèvement terrible – dont la nouvelle n’était pas encore parvenue en Europe – ensanglantait
le Japon ». Judith Gautier a fait de ce conflit le thème d’un de ses romans japonais, Les
Princesses d’amour, consacré aux courtisanes du Yoshiwara.
Au cours de ce roman qui prolonge à sa façon cette rencontre de l’Orient et de l’Occident,
apparaît une oiran dénommée La Perle, qui est célèbre d’un bout à l’autre de Tokyo et connue
pour détester l’Occident et tout le monde de progrès qui l’accompagne. Un jour cependant,
elle est contrainte d’accueillir un Occidental. Elle a beau se débattre et rappeler sa haine des
barbares roux, elle ne peut échapper à l’humiliation :
« La Perle courba la tête, elle ne pouvait que se soumettre. Elle déclara qu’elle consentait à recevoir l’étranger.
Celui-ci commanda un festin magnifique, fit venir des acteurs célèbres, qui jouèrent et chantèrent, accompagnés
par un orchestre complet. La Perle, immobile et muette, ne toucha à aucun des mets, ne regarda rien ; pas une
seule fois elle ne leva les yeux sur l’étranger ; elle les tenait obstinément baissés, pâle, glacée, effrayante comme
un fantôme. Le festin terminé, elle se leva et passa dans sa chambre, comme pour changer de toilette. Sa suivante
la rejoignit presque aussitôt ; mais, dès le seuil, elle poussa un cri terrible, qui fit frémir tous les assistants : La
Perle gisait dans un lac de sang. Elle s’était coupée la gorge, avec un sabre ancien, qui avait appartenu au shogun
Taïko-Sama !… »
.
L’histoire, toute romanesque qu’elle soit, a valeur de symbole et nous intéresse à plus d’un
titre. Elle veut exprimer un des aspects les plus représentatifs du comportement japonais pour
les Occidentaux de cette époque-là ( et d’aujourd’hui encore, sans doute) : le suicide en tant
que revendication et refus de la compromission
. Dans son livre sur le Japon, Guillaume
Depping, en 1884, consacre par exemple un chapitre entier au hara-kiri qu’il présente comme
« particulière à l’empire du Soleil levant, coutume barbare et sanglante qui, fort
heureusement, n’existe plus aujourd’hui »
. Il ne dit cependant rien du suicide des femmes ni
de leur utilisation, en cette occasion, des sabres.
Le récit de Judith Gautier a donc ce mérite de nous offrir l’amorce et comme le pendant
d’une autre œuvre de femme mettant en scène ces armes exotiques et coupantes, sujets de cet
ouvrage.
A la fin des années vingt, Marie-Louise Iribe, comédienne et épouse du cinéaste Jean
Renoir, réalise un film dénommé Hara-kiri qui porte, dit la critique, l’empreinte du cinéma de
. Judith Gautier, Le second rang du collier. Souvenirs littéraires, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 132-133.
. Judith Gautier, Les Princesses d’amour (Courtisanes japonaises), Paris, Société d’éditions littéraires et
artistiques, 1900, p. 117-118.
. On pourrait rappeler l’exemple de l’hermine d’Anne de Bretagne, qui donna naissance à la devise « Plutôt
mourir qu’être souillée », mais le sepuku japonais fascina les découvreurs du Japon au point de leur faire oublier
leur propre univers culturel.
. Guillaume Depping, Le Japon, Paris, Librairie Furne, 1884, p. 124.